Leïla Simon
Décembre 2015
Suzy Lelièvre dans ses premiers travaux détournait les fonctions habituelles d'objets du quotidien. C'est ainsi que des tables s'entrechoquaient (Contorsions, tables choquées – 2011), qu'une échelle s'enroulait sur elle-même (Échelle – 2006-2008), qu'une fourchette se prolongeait en plat de pâtes (Usage unique – 2004)... Que s'était il passé pour que ces objets se transforment de telle manière ? Avaient-ils fondu puis se seraient-ils durcis de nouveau ? Avaient-ils été fabriqués dés le départ ainsi ? A quoi peuvent-ils bien servir ?
Ses œuvres hybrides, entre art et design, interrogent nos habitudes, notre rapport à l'objet. C'est moins l'usage qui est questionné que notre manière de fonctionner avec ces objets ainsi que nos relations corps - objets. L'artiste nous permet d'inventer de nouvelles corrélations avec ces derniers, de développer nos affects, notre imaginaire pour amplifier la puissance d'évocation d'utilisation d'objets nous semblant si banals, comme par exemple servir un verre à l'aide d'une bouteille (Verre et bouteille – 2009).
Alors que le dysfonctionnement était dû à des déformations, des prolongations ou de fictifs chocs, il s'opère peu à peu grâce à la contorsion (Mikados-contorsion – 2012) puis par gravitation. Les points noirs des dés semblent avoir chuté (Dés-gravité – 2012) ; ceux des dominos avoir été bousculés (Dominos-gravitation – 2010). Le dysfonctionnement laisse place au détournement par le biais de la physique et de la géométrie.
Il est souvent question de jeux chez Suzy Lelièvre. L'artiste, on l'a vu plus haut, détourne des mikados, des dés ou des dominos. Les titres offrent des jeux de mots : Dés-gravité ; nous induisent en erreur avec Les moustiques où des murs de cabane semblent recouverts de ces insectes écrasés. Une observation attentive permettra de voir qu'il n'en est rien et qu'il s'agit tout simplement de dessins au pochoir. Des titres font des rapprochements censés mais non moins plein d'humour : Cerveau-éponge. La capacité du cerveau à absorber les informations comme une éponge tout en sachant passer l'éponge quand il le faut. Pointe d'humour aussi quand il y a une « querelle de clocher » entre une association qui a restauré un pigeonnier et la municipalité dans laquelle il se situe. Suzy Lelièvre a déformé le plan du village de telle manière que le pigeonnier se retrouve placé tout en haut. Elle invite également les visiteurs à circuler d'un lieu à l'autre pour voir ses réalisations pensées pour ces deux lieux.
Les circulations, les réseaux reviennent souvent dans le travail de Suzy Lelièvre même s'ils prennent des apparences différentes selon le projet.
Air scolytus (2014) propose un nouveau terrain de jeu à explorer. Les lignes blanches tracées au sol partant de la maison ou de bosquets dessinent un réseau proche de celui des arachnéens. De nouvelles règles sont proposées d'où découlent d'originales circulations. Seule une vue aérienne nous permet de visualiser ce réseau dans sa totalité.
Le travail de Suzy Lelièvre connaît un véritable tournant en 2013 lorsqu'elle écrit un mémoire sur les perruqueurs à l'École Nationale Supérieure de Création Industrielle. Le mot perruque a deux significations en français. La première que l'on connait tous et la seconde moins répandue qui parle d'un « travail effectué par quelqu'un pour son propre profit, pendant les heures payées par l'employeur ou en utilisant les installations, les matériaux, etc., appartenant à celui-ci ». Définition donnée par Suzy Lelièvre et tirée du Petit Larousse illustré de 2013. En lisant ce mémoire on prend conscience de certaines similitudes entre les propositions de Suzy Lelièvre et les perruqueurs. Les points communs sont de s'infiltrer dans les failles d'un ordre établi, de regarder autrement pour déployer nos capacités, nos réflexions. Les projets qui suivront ce mémoire révèleront que l'artiste s'intéresse d'avantage à la matière qu'à l'objet et qu'elle souhaite plus interroger la pratique.
Le projet Déformations continues se nourrit de ses réflexions et développe un autre réseau, la circulation des idées. A compter du troisième épisode Suzy Lelièvre a choisi de travailler de près avec d'autres corps de métier : tapissier et céramiste. A chaque fois, il s'agit de partir d'une même forme pour en déployer tous les possibles. L'idée est de revoir, réinventer les gestes et les habitudes du spécialiste en la matière, de pouvoir échanger avec lui pour pousser plus loin les réflexions de chaque interlocuteur. Les contraintes, définies par l'artiste amatrice de topologie et de géométrie, offrent de nouvelles ouvertures, invitent à un nouveau regard sur un métier, un matériau, des acquis... Les savoir-faire sont non seulement revisités mais aussi réemployés.
Suzy Lelièvre apprécie aussi de travailler avec d'autres artistes toujours dans l'idée d'alimenter les réflexions, de faire circuler les idées. Les sérigraphies Les formes du froissement – la Pangée en collaboration avec Jennifer Brial et Guillaume B. Gilles (2015) reprennent la forme supposée de la Pangée, continent regroupant l'ensemble des terres émergées avant la dislocation. Deux états sont proposés : la Pangée projetée sur un support froissé puis la remise à plat du support sur lequel cette projection s'est inscrite. Ce trio d'artistes rejoue, reformule la tectonique des plaques pour en proposer des versions aussi inédites qu'imaginées.
Suzy Lelièvre interroge nos moyens de nous représenter le territoire, nos projections, nos vérités occidentales construites historiquement et qui régissent le monde. Consensus sur lesquels tout le monde s’accorde, comme s’ils étaient évidents. A travers son travail l'artiste cherche à révéler leur côté arbitraire et par là-même la possibilité de les transformer en une nouvelle réalité.
La cartographie représente, sur une surface plane, l'image de la terre qui par nature est ronde. Pour y arriver ceci nécessite une représentation plane nommée également projection. C'est ainsi que pour nous permettre de nous repérer on obtient des coordonnées planes engendrant néanmoins automatiquement des déformations. Suzy Lelièvre propose des Projections redressées en partant d’une carte de Juvisy et d'Athis-Mons. Selon les variations apportées par la main et les calculs de l'artiste la carte s’élève ou se creuse à l’endroit même où se situe un obélisque. Les plans proposés par l'artiste dessinent de nouveaux reliefs, de nouveaux points de vue, mais après tout ne sont-ils pas aussi valables que ceux proposés par l'Institut géographique national ? Le choix de l'artiste est comme toujours réfléchi. La pyramide de Juvisy, située à la limite de cette commune et de celle d’Athis-Mons, a été un point de repère au XVIIe siècle dans la mesure de l'arc du méridien entre Paris et Amiens. Avec la série Projections redressées l'artiste souhaite nous révéler ce travail d’arpentage et met en avant une nouvelle façon de représenter le territoire de Juvisy.
Arpentage qui nous rappelle des œuvres antérieures : Infinies réductions prenant pour point de départ une règle couramment utilisée pour la topographie. Or cette règle s'entortille de telle manière que les graduations s'enroulent pour n'offrir que des mesures inhabituelles. Dunkerque – Barcelone par voie terrestre prend aussi l'apparence d'une règle mais cette fois-ci elle est bien plane. Son côté sinueux évoque ici le trajet parcouru entre ces deux villes et correspondant à l'origine du mètre étalon, officiellement défini en 1791 par l’Académie des sciences. Bien avant de s'interroger sur la topographie l'artiste avait déjà évoqué la géomorphologie, étude scientifique des reliefs et des processus qui façonnent la Terre. Contorsions – tables choquées semble refléter le mouvement des plaques tectoniques. Le bois prend l'apparence d'une matière malléable tel un matériau souple, telle la croûte terrestre.
D'œuvres hybrides entre art et design jusqu'aux œuvres réalisées dernièrement Suzy Lelièvre a pris des chemins de traverse pour finalement dessiner une ligne continue. Le fil conducteur serait l'analyse d'espaces, les rapports qui en découlent et les outils dont nous disposons pour y arriver (topologie, géométrie, topographie, géomorphologie...). L'artiste nous installe dans un monde plastique aux projections tellement souples qu'elles deviennent mentales mais n'est ce pas justement le cas de ces sciences...
Un texte plus court a également été publié dans Le Quotidien de l'Art, n°967, 18 décembre 2015, pp.13-14.