Céline Mélissent
Mars 2017
Le projet de Suzy Lelièvre à Villeneuve lez Avignon fait écho aux préoccupations des artistes et des humanistes de la Renaissance ; comment ne pas être sensible à l’environnement de la Chartreuse et de la Tour Philippe le Bel. Au seuil de l’époque moderne, le ciel se chargeait de motifs géométriques et d’explications symboliques inattendues, destinés à interpréter les choses célestes. Dans une tentative passionnée pour percer les mystères de l’Univers, la Renaissance ouvrait les voies de l’étude des astres. Amatrice de topologie, Suzy Lelièvre s’empare elle aussi des figures du plan et de l’espace pour réinterroger les représentations et les projections qui conditionnent notre rapport au Monde. Avec une nouvelle radicalité, elle observe les mystères de la création en laissant dévier la matière de la forme idéale.
Son protocole était déjà amorcé quand elle déformait les objets quotidiens pour créer des formes hybrides et poétiques. Dans la série des « Balanciers », les faîtages extrudés des maisons, sous l’effet d’un balancement, se transformaient en demi-cercle. À la Tour, elle s’approprie et simplifie le dessin des niches de l’espace d’exposition pour créer un volume à partir de cercles. Ainsi, des mêmes espaces vus différemment résultent un ou des solides géométriques, troués et refermés sur eux-mêmes, à l’instar de tores. Ces figures idéales et ces modèles intemporels expriment en quelque sorte un besoin de décrire et de justifier les transformations du monde observable à une autre échelle, selon une autre trajectoire, un autre temps.
Dans le cas des niches castrales, la singularité réside dans le trou, avec la série des « Projections redressées » et des « Globes », elle se situe au niveau des polarités. À partir d’une même matrice, l’artiste déplace les polarités pour observer ce qui se passe. Le maillage de la sphère nécessite deux pôles pour obtenir la courbure totale de la surface dont l’artiste change progressivement les positions de manière à observer les comportements et à consigner les variations obtenues. Les sphères deviennent des astres, schématisés par des méridiens, ces demi-ellipses imaginaires qui relient les pôles.
De différente échelle, présentée en trois dimensions ou dépliée en planisphère, en creux ou en bosse au mur, la série est ouverte. La multiplicité des points de vue souligne l’impermanence des choses et la possibilité de créer d’autres réalités, au risque de « dérives et de détournements poétiques* ». L’univers muni d’une courbure constante et positive n’est-il pas représenté par une sphère à trois dimensions, une hypersphère à la fois finie et illimitée ? De la ligne à la courbe, la série joue sur la plasticité des formes et avec la vibration perceptive, laissant une place importante à l’errance et à l’imaginaire. Tandis que les monochromes bleus, abstraits et symboliques, renvoient immanquablement au céleste et au terrestre.
La série in progress des « Déformations continues » systématise le rapport que Suzy Lelièvre pose entre rigueur scientifique et données sensibles. À nouveau, il s’agit de ne pas prendre de décision sur les formes à venir, les lois physiques et mathématiques se chargeant de déterminer l’imprévisible, mais aussi d’être dans une économie de geste, pour éviter tout égocentrisme et toute coquetterie. Des outils de précision paramétrés spécifiquement pour chaque unité semblable de la série (un outil un paramètre un objet) viennent presser la matière et déformer la matrice circulaire. Apparaissent alors autant de petits éléments en porcelaine que de singularités, le tout étant exposé sur une grille ou un fond bleuté pour mieux mesurer les écarts et les irrégularités. Dans ce cycle, la mécanique flirte avec les plis d’ombre, l’outil se tient à pic et comme le crayon du dessinateur, il affine les traits.
La boucle se referme sur cet objet improbable, « Crayons », qui trace dans l’espace une forme géométrique à huit faces dont chacune est un triangle équilatéral, se joignant quatre à quatre à chaque sommet. La pensée me mène de ce solide de Platon à la gravure de Dürer, Melancolia, à nouveau la Renaissance et ses représentations fabuleuses. Beaucoup des éléments symboliques de cette œuvre me renvoient au travail de Suzy Lelièvre, le polyèdre bien sûr, mais aussi, les outils, le compas, l’échelle, la balance, le cadran solaire, le carré magique, la sphère, le corps céleste. L’outil crayon présenté ici s’extrait pour former un objet d’architecture, une géométrie en trois dimensions, et rapproche sans aucun doute les œuvres antérieures de l’artiste à ses développements actuels. Par essence, la diversité des formes gardent les traces d’une simplicité primordiale, que l’artiste entend nous restituer. Avec Crayons, les outils de mesure et de contrôle mis en abîme s’émancipent vers d’autres projets, pour raconter d’autres histoires. L’élégance, l’économie de moyen et la cohérence traversent l’œuvre dans son ensemble. En parcourant cette exposition, « nous avons vu les lunes tourner autour des planètes ; les planètes tourner autour des étoiles ; et l’instinct poétique de l’humanité, […] nous pousse à imaginer une extension sans fin de ce système de cycles** ».
* Emmanuelle Lequeux, catalogue du Salon Montrouge, 2009.
** Edgar Allan Poe, Eureka ou Essai sur l’Univers matériel et spirituel, New York, Wiley & Putnam, mars 1848.