Sandrine Rouillard
Septembre 2015, pour le catalogue de l'exposition La dérive des arpenteurs.
Selon Tim Ingold (1) « l’habitant est [plutôt] quelqu’un qui, de l’intérieur, participe au monde en train de se faire et qui, en traçant un chemin de vie, contribue à son tissage et à son maillage». Dans le fil de ces mots, Jennifer Brial et Suzy Lelièvre arpentent les réalités des territoires et réinterprètent leurs transcriptions que sont les cartes. Des légendes cartographiques, repères dans l’espace dessinés à l’échelle de nos yeux, les artistes façonnent d’autres légendes, histoires plastiques. Elles poussent au contact les objets et les images, par impact ou par fusion et invitent ainsi le spectateur à revoir, au sens propre comme au figuré, ses perspectives et ses points de vue. Elles jouent des transformations qu’implique le passage du plan-surface au volume, du représenté au vécu. La cartographie contemporaine, toute poétique qu’elle puisse être, existe dans un but avant tout informatif où domine l’objectivité et la synthétisation. L’échelle d’une carte nous indique le niveau de compréhension à partir duquel nous devons poser notre analyse. Tout changement dans celle-ci induit un nouveau processus de conceptualisation, entre surface lue, surface projetée et surface réelle. C’est le glissement vers lequel Jennifer Brial et Suzy Lelièvre nous emportent. Elles développent, avec la participation de Guillaume B. Gilles, des processus plus que des procédés, impliquant la remise en cause de la lecture de l’espace, des objets et des formes. Ainsi, Jennifer Brial et Suzy Lelièvre nous permettent de retrouver toute la subjectivité de l’arpenteur, qui dépose à chaque nouveau pas la mémoire et l’affect des lieux qu’il a traversé. Anamorphoses, distorsions, déviations d’échelles ou impossibilités formelles, nous mènent, tel Lewis Caroll, «au-delà du miroir », et nous parlent des territoires, des êtres ou des formes qui nous entourent en excluant leur immuabilité. Le « chemin de vie» qui trace et tisse le maillage d’un territoire doit pouvoir, autrement qu’en ligne droite, mener aux chemins de traverses. À la cadence de la découverte d’un paysage ou de la lecture d’une carte inconnue, les œuvres présentées nous incitent à retrouver le rythme et le regard de « la dérive de l’arpenteur ».
1. Tim Ingold, Une brève histoire des lignes, éd. Zones sensibles, Routledge, 2007, p.108